Dans le cœur de l'Amazonie brésilienne, un territoire tente de résister à la destruction de la forêt avec celles et ceux qui y vivent. Les habitants y gagnent leur vie par des activités traditionnelles et respectueuses de leur environnement. Reportage.
Il est 7 h seulement et déjà la chaleur est insupportable dans la ville de Rio Branco, capitale de l'État d'Acre, en Amazonie brésilienne. En 2024, la sécheresse a été encore plus catastrophique que l'année précédente en Amazonie.
Dans la chaleur écrasante, Fernando Maia se prépare à accompagner un groupe pour une randonnée de trois jours dans la mythique réserve Chico Mendes. L'homme est employé de l'Institut Chico Mendes pour la conservation de la biodiversité (ICMBio), une organisation publique fondée en 2007 par la ministère de l'Environnement brésilien pour gérer les réserves écologiques et biologiques du pays.
Fernando Maia, qui travaille pour l'Institut Chico Mendes pour la conservation de la biodiversité, l'agence fédérale chargée de la gestion de la réserve d'extraction Chico Mendes, guide les randonneurs à travers la forêt. Il travaille depuis des années à l'aménagement du sentier.
©Anne Paq
Nous sommes au lendemain des élections municipales brésiliennes, qui ont eu lieu en octobre dernier. Fernando Maia ne cache pas sa tristesse : toutes les villes de son État, même Xapuri, la ville d'origine du célèbre syndicaliste et militant écologiste Chico Mendes, dernier bastion de la gauche dans la région, sont passées à droite. Et ici, la droite est étroitement liée aux éleveurs de bétail, principaux responsables de la déforestation en Amazonie. Selon le dernier rapport du collectif MapBiomas, les pâturages étaient la cause de plus de 90 % des zones déboisées en Amazonie entre 1985 et 2023.
Un syndicaliste engagé contre la déforestation
Les réserves dite « extractivistes » sont le plus grand héritage laissé par Chico Mendes et le mouvement des seringueiros, les collecteurs de latex d'Amazonie. Né en 1944 dans l'État de l'Acre, Chico Mendes était seringuero engagé pour lutter contre la déforestation. Il a été assassiné par des éleveurs en 1988.
Une réserve extractiviste, dites Resex, est une zone de conservation créée pour protéger à la fois la forêt et les moyens de subsistance des populations traditionnelles non-autochtones - comme les cueilleurs de caoutchouc ou les communautés marronnes des quilombos (composées de descendants d'esclaves et dont le statut est protégé lorsqu'elles sont reconnues par l'État). Contrairement aux aires protégées conventionnelles, qui excluent souvent toute activité humaine et peuvent parfois déplacer les populations autochtones et locales, les Resex ont été pensées pour garantir les droits fonciers des communautés traditionnelles, gardiennes de la forêt.
« Une forêt sans les gens ne peut pas survivre », souligne Angela Mendes, fille de Chico Mendes. Les premières Resex ont été créées au début de l'année 1990, un peu plus d'un an après l'assassinat de Chico Mendes par des éleveurs. Actuellement, il existe 96 de ces réserves au Brésil. Ensemble, elles représentent une superficie plus grande que celle de l'Angleterre.
Quelques heures de route séparent Rio Branco de la réserve. Des panaches de fumée s'élèvent à l'horizon, signalant des incendies à l'œuvre qui dévorent lentement l'Amazonie. Depuis des années, la réserve Chico Mendes est la zone protégée la plus affectée par le déboisement en Amazonie.
Les premières castanheiras, les noyers du Brésil, arbres majestueux qui peuvent atteindre 50 mètres de haut, aperçues en entrant dans la réserve, sont aujourd'hui carbonisés. « Voici un cimetière de castanheiras », annonce Fernando. Le feu est utilisé par les éleveurs pour « débarrasser » la forêt de ses arbres et la transformer en pâturage. En un seul jour du mois d'octobre 2024, le ICMBio a compté plus de 600 incendies à l'intérieur de la réserve Chico Mendes. « La première vache est arrivée dans l'Acre, par avion, en 1971. Depuis, l'enfer s'est installé », résume Fernando.
Bien plus qu'une simple pratique agricole, l'élevage bovin est ici un projet politique. Le pâturage remplace les cultures traditionnelles, comme le manioc et les haricots, et appauvrit l'alimentation des peuples autochtones. La culture alimentaire des populations locales est peu à peu remplacée par une culture associant l'identité régionale au bétail et à la consommation de viande. L'élevage est devenu un symbole de modernité et de statut. Le mot « seringueiro » autrefois prononcé avec fierté, ressemble aujourd'hui à une insulte, tandis que dire de quelqu'un qu'il ressemble à un éleveur est un compliment.
Dans ce contexte, le trek Chico Mendes, un circuit de randonnée de plusieurs jours où on loge chez l'habitant, se présente comme un outil de résistance et de mémoire. « Ce territoire porte les récits de luttes, des seringueiros qui ont affronté la déforestation aux populations indigènes qui ont façonné la forêt avec leurs pratiques agricoles millénaires » explique Fernando, sous un immense hévéa. Il est le responsable de ce projet du ICMBio, qui a abouti cette année.
Le point de départ de la randonnée est la colocação (terrain) de Seu Dimas, un seringueiro qui s'est installé dans la réserve l'année de sa création il y a 35 ans. « Quand je suis arrivé ici, une grande partie des terres avait été déboisée pour l'élevage », dit l'homme. Aujourd'hui sa maison est entourée de la forêt qu'il a replantée en utilisant des techniques de l'agroforesterie.
Collecte de latex et de noix
La situation économique de la réserve s'est améliorée avec l'arrivée de la marque de baskets Veja, en 2007, qui achète aujourd'hui la plus grosse partie de la production de caoutchouc de la réserve auprès de coopératives des familles de récolteurs de caoutchouc. Mais l'extraction de latex ne rapporte pas assez, et ce depuis bien longtemps.
Historiquement, la deuxième activité économique de la réserve est la collecte de noix du Brésil. Elle aussi génère des revenus instables. Sans alternatives viables, les habitants de la réserve se tournent alors vers l'élevage, activité plus lucrative, mais qui les place, ironiquement, du côté de ceux qui détruisent la forêt.
L'élevage est strictement limité dans la réserve à 15 hectares par colocação, mais les infractions sont nombreuses, et avec seulement cinq gardes pour toute la réserve, l'ICMBio a du mal à enrayer la déforestation. Impossible de savoir aussi où cette viande produite de façon illégale sera vendue, voire exportée. La viande issue des zones protégées peut même se retrouver dans les assiettes européennes.
Pour faire rentrer le bétail dans des zones protégées, les éleveurs font appel à des pratiques comme « l'élevage en partage » (gado de meia). Le propriétaire du bétail fournit les animaux, tandis que les habitants de la réserve se chargent de les élever, ce qui nécessite de créer des pâturages et donc de détruire la forêt.
Lorsque les animaux se reproduisent, une partie des veaux devient la propriété de celui qui les a élevés, facilitant ainsi l'expansion de l'élevage à l'intérieur de la réserve. L'élevage doit alors être appréhendé comme un outil de déstabilisation, explique Fernando : « Toute cette offensive de personnes mal intentionnées vise un objectif unique : discréditer le modèle de réforme agraire qu'incarnent les réserves extractivistes pour s'approprier ces terres un jour. »
Tourisme communautaire
Pour Chico Melo, seringueiro vivant dans la réserve depuis 1991, des initiatives telles que le tourisme communautaire pourraient aider à restaurer les pratiques alimentaires traditionnelles, qui ont été remplacées par la consommation de viande de vache et des produits transformés achetés en ville. « Nous avons pensé à impliquer toute la communauté dans la production d'aliments que nous allons offrir aux touristes, dit-il. Nous voulons leur proposer une alimentation traditionnelle, avec des noix du Brésil, haricots, potiron, maïs... » Revitaliser la culture alimentaire fait partie de la résistance : « Cette terre a été conquise au prix de sang versé. Nous avons donc un immense respect pour ce territoire et nous voulons informer le monde qu'il est possible de vivre dans cette forêt sans la détruire », poursuit Chico Melo.
Il y a une dizaine d'année, la découverte en Amazonie de géoglyphes, de grandes figures tracées au sol, a prouvé la présence des civilisations indigènes ici il y a plus de huit mille ans. Ce qui contredit la théorie coloniale selon laquelle il s'agissait d'une forêt très peu peuplée avant l'invasion européenne.
Une population millénaire
Des géoglyphes trouvés à l'intérieur de la réserve rappellent aussi l'importance de la forêt comme lieu de mémoire de l'histoire ancestrale de la région. « Des peuples indigènes vivaient ici il y a des milliers d'années, laissant un héritage pour nous aujourd'hui. Notre désir est que ce trek nous aide à conserver cet héritage pour les générations futures », défend Fernando.
Assis au milieu de la forêt, le seringueiro Severino Silva déclare en la montrant : « Je me suis toujours senti responsable de tout cela ». Un des plus grands leaders de la réserve et ancien compagnon de lutte de Chico Mendes, l'homme pense qu'« une fois qu'elles auront vu la forêt, les personnes qui vont venir pour le trek vont aussi ressentir cette responsabilité ». Il faudrait selon lui « beaucoup plus d'yeux pour surveiller la forêt ».
Sauver l'Amazonie
Le fait que de nombreuses marques faites pour guider les randonneurs ont été détruites, probablement par les éleveurs du coin, laisse à penser que le trek et la présence des personnes extérieures gênent. « Si nous gênons, c'est que nous allons dans la bonne direction », pointe Fernando. Il a choisi avec soin le parcours, en passant justement par des zones qu'il sait menacées de déforestation.
Est-ce que les initiatives locales, comme le trek Chico Mendes, peuvent offrir des solutions concrètes pour freiner la déforestation et réhabiliter la culture traditionnelle dans la réserve ? Antonio Henrique, un jeune habitant de la Resex, représente cet espoir. Il élève quelques dizaines de vaches avec sa famille, mais depuis que la possibilité de guider des touristes dans la randonnée lui est apparue, il a abandonné l'idée d'accroître son cheptel.
Savoir s'il est encore possible de sauver la réserve Chico Mendes revient à demander s'il est possible de sauver l'Amazonie. Face à la toute puissante machine de destruction qu'est l'élevage au Brésil, avec une population mondiale à l'appétit croissant pour la viande, l'espoir semble parfois disparaître sous la fumée des castanheiras qui brûlent. En 2023, 14% de la surface de l'Amazonie étaient des pâturages.
La journaliste brésilienne Eliane Brum, qui vit et travaille en Amazonie, pense que l'espoir est surfait. Dans son texte « défense du désespoir », elle suggère que « peut-être est-il temps de dépasser l'espoir et de faire ce qui est bien plus difficile : lutter, même quand tout semble déjà perdu. Agir comme un impératif éthique. »
Chico Mendes aurait fêté ses 80 ans le 15 décembre 2024. Il n'a jamais lutté pour un avenir incertain, il s'est battu pour son présent, pour sa communauté, pour les arbres qui l'entouraient. La bataille de l'Amazonie ne concerne pas seulement le futur. C'est aussi une lutte pour honorer ceux et celles qui ont défendu la forêt dans le passé.
Sandra Guimarães (texte), Anne Paq (photos)